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Ville parmi les plus convoitées au monde, New York sombre dans les abysses de la spéculation, de la corruption et de l’obscénité, tandis que les pauvres sont repoussés dans des contrées lointaines. Comment aimer encore un tel monstre du 21ème siècle?
Vidéo: Combien d’inégalité devient trop d’inégalité? Un film de Poverty.net 740 Park Ave, New York City, est la maison de certains des Américains les plus riches. Partout dans le Harlem River, à 10 minutes au nord, il y a l’autre Park Avenue du South Bronx, où plus de la moitié de la population a besoin des bons d’alimentation et où les enfants sont 20 fois plus susceptibles d’être tués. Au cours des 30 dernières années, les inégalités ont explosé aux Etats-Unis – le rêve américain ne s’applique qu’à ceux qui ont de l’argent pour faire pression sur les politiciens de Capitol Hill.
Vous ne connaissez probablement pas M. Kyle Smith. Mais voilà, sans M. Kyle Smith, ce billet n’aurait sans doute jamais écrit à l’intention des lecteurs de Marianne.
M. Kyle Smith est un journaliste de longue date – nous avons le même âge, c’est dire -, à la fois critique de cinéma et chroniqueur pour le New York Post, diplômé de l’Université de Yale avec l’impressionnante mention summa cum laude et ancien lieutenant dans l’armée américaine durant la Guerre du Golfe. Il s’est fait connaître et reconnaître à travers ses articles, caractérisés par un humour franchement noir. Sauf que je n’ai plus rit du tout lorsque M. Kyle Smith est devenu « mon » problème, ce matin du 5 juillet 2014, alors que je dégustais un café au lait à 5,72 dollars taxes comprises à la terrasse du coin, sur Columbus Avenue.
Froissant et épluchant les journaux papiers qui – Dieu merci – existent encore dans ce pays aussi, je tombe, dans le New York Post, sur un éditorial intitulé – je traduis – Vivre à New York ne relève pas d’un droit divin. Bon, j’ai moi-même fait grincer assez de dents depuis que je collabore à Marianne pour ne pas venir me plaindre que l’on use de ce genre de titres « accrocheurs » qui vous font tourner l’estomac avant de le remettre à l’endroit – ou pas – une fois découvert ce qu’ils cachent.
Mais là. Là, c’est mon 5 juillet qui y est passé tout entier et qui a mis un terme – comme c’est bête – à mes lectures du New York Post. Je fais ici publiquement amende honorable et revient sur cette posture. Il faudra que je m’y remette, il n’est pas digne de ne pas savoir affronter l’adversité.
Des artistes, pour la vitrine et la bonne conscience
Enfin, tout de même, je l’ai en travers, moi, ce papier. A priori, il a pour but de moquer la volonté du nouveau maire de New York, Bill de Blasio, de mettre en place un programme d’accès au logement pour – comment dire ça élégamment – les couches populaires.
Résumons: le programme pour le logement abordable est une des pièces maîtresses de la politique de de Blasio. Il s’agit de construire ou préserver 200 000 unités de logement à prix modéré dans les dix prochaines années. C’est, dit-il, la clé de la lutte contre les inégalités de revenus dans la ville. Rien de nouveau cependant : l’Administration Bloomberg a conservée ou construite 175 000 unités de ce type.
Un exemple concret de ce programme est le projet El Barrio’s Artspace PS 109, un ensemble de 82 unités habitables situé dans le quartier à forte population hispanique de East Harlem, dont le montant s’élève à 52 millions de dollars, et destiné à des artistes en mal de revenus. Pour être qualifié et déposer sa « candidature », l’intéressé doit présenter un revenu annuel compris entre 19 000 et 35 000 dollars s’il est seul, et jusqu’à 38 000 à 50 000 pour une famille de quatre personnes. La centaine de chanceux sélectionnée parmi les 52,000 dossiers déjà reçus s’acquitteront d’un loyer de 494 dollars par mois pour un grand studio à 1022 dollars pour un 2 pièces. Des loyers que vous ne trouverez jamais ailleurs à Manhattan.
M. Kyle Smith raille fort à propos l’ambition de Blasio en rappelant que cette affaire de logements accessibles est un serpent de mer, et que chaque maire de New York depuis des décennies en a conçu un, sans que la vie des New Yorkais n’en soit changée. En réalité, il existe des immeubles, au coeur du magnifique quartier de Soho, où des artistes – ils sont curieusement souvent au coeur de ces programmes – paient un loyer jusqu’a 20 fois inférieur à celui de leur voisin de pallier.
Je souscris à l’ironie de M. Kyle Smith, je lis, je m’accroche, je sens venir le coup, et le coup arrive, asséné comme si j’étais un vulgaire poulet de batterie, je cite :
« Bloomberg (NDA : le prédécesseur de Blasio à la mairie de New York trois fois réélu depuis 2001) a eu raison de dire que New York est un produit de luxe, et les produits de luxe ne sont pas pour tout le monde. Si vous préférez vivre dans un quartier au rabais, allez vivre là au lieu de déplorer les lois du marché. Entreriez-vous dans un nouveau showroom Toyota avec 499 dollars en poche, en vous attendant à ce que l’on vienne vous proposer une voiture? Il n’existe pas de droit constitutionnel impliquant que tous ceux qui le veulent peuvent vivre à New York. »
Le problème est que – second degré ou pas – M. Kyle Smith met le doigt sur une plaie à vif et un ras-le-bol généralisé qui caractérise le sentiment de nombreux new yorkais ces temps-ci. Manhattan est simplement devenu inhabitable, l’état de son parc locatif est déplorable, les exigences des propriétaires et des agents immobiliers tiennent de méthodes inquisitoriales, et cela n’est que la pierre d’angle d’un ensemble d’abbérations qui, du matin au soir et du soir au matin, font de la vie des gens « normaux » une sorte de marathon pour tenir et survivre. Et dans ces conditions, on n’apprécie guère un certain type d’humour, voyez-vous.
Une immense classe moins que moyenne tenue en joue par une minorité Le crachat malicieux de Kyle Smith atterrit cette fois au fort mauvais endroit. C’est à dire en plein milieu d’une métropole dont la moitié des 8 millions d’habitants survit avec un revenu annuel de 12 300 dollars et dont le reste, pour la plupart, désigné comme la classe moyenne, s’étire dangereusement vers le bas.
Vous savez, c’est un peu comme ces nouveaux avions où l’on ajoute à la classe économie une classe « premium économie » et des options payantes pour tout et n’importe quoi. une invention dont les compagnies aériennes nous vantent les mérites comme s’il nous offrait le luxe à nous, pauvres resquilleurs. Mais à l‘arrivée, vous n’êtes bien au qu’un pauvre type parqué comme du bétail, tentant de déjouer la thrombose veineuse les rares fois où l’on vous autorise à détacher votre ceinture, sans compter avec l’air puant et infecte qui circule dans la cabine et cette nourriture dont on est toujours surpris de réchapper sans intoxication, tandis que la classe business, elle, ignore jusqu’à votre existence à peine l’avion a-t-il décollé.
Classe moyenne fourre tout, c’est peu de le dire. Elle démarre juste au-dessus de l’immense base pyramidale de ceux qui, pour la plupart, ont la peau noire, avec les revenus de 33 000 dollars par an, puis s’étend à ceux qui gagnent de 33 000 à 100 000 dollars par an.
Au-delà, c’est le dernier carré, ceux qui atteignent les 200 000 dollars puis les 5 pour cent qui passent la barre des 600 000 dollars. Quant au fameux 1 pour cent, comptez 800 000 dollars pour un ticket d’entrée. Mention spéciale pour les quelques 400 000 millionnaires de la ville et ses 70 milliardaires.
New York disparait sous les assauts des promoteurs. Ca vous rappelle quelque chose? Evidemment. Mais là, attachez vos ceintures, car la ville mérite bien son premier prix de la déshumanisation.
Tenez, Gary Barnett, le président de la société immobilière Extell, qui a construit One57, la tour de verre de 90 étages qui abrite le flamboyant hotel Park Hyatt (600 à 3000 dollars la nuit). Le One57 – traduisez, le numéro 1 de la 57ème rue, au centre de Manhattan – s’élève à 306 mètres au-dessus, c’est actuellement le plus haut gratte-ciel résidentiel de Manhattan et l’on en doit le design à l’architecte français Christian de Portzamparc.
Qu’il plonge dans la pénombre – tand son ombre porte loin à certaines heures de la journée – le coin sud de Central Park qui s’obscurcit de plus en plus du fait du gigantisme environnant et galopant, à en devenir parfois sinistre, peu importe. Et que Barnett ait déboursé 260 millions pour bloquer toute élévation des constructions alentour – à New York, on appelle cela le « droit de l’air », en gros, on peut acheter du vide soit pour plus tard le remplir soit pour s’assurer qu’il demeure vide et que la vue depuis son balcon demeurera imprenable. L’impact s’étend à tout un quartier et fait donc du One57 un château des temps modernes protégé par ses remparts virtuels.
Comme l’écrivait Business Week le 2 octobre dernier, « Barnett est devenu l’arbitre improbable des prix stratosphériques de l’immobilier à New York. Les résidents des 94 condominiums au-dessus du Park Hyatt au One57 se soulagent dans des toilettes allemandes. Ils peuvent prendre une douche traditionnelle dans leurs salles de bains aux parois en marbre ou profiter d’une douche à vapeur plus relaxante. Les unités des étages supérieurs ont une vue imprenable sur Central Park. Barnett appelle sans délicatesse cette caractéristique de One57 un « money shot ». Que le lecteur veuille bien nous pardonner, mais cette expression traditionnelle américaine provient du temps où les acteurs de films pornographiques jouissaient sans feindre et ouvertement sur leurs partenaires, offrant aux spectateurs prêts à payer un prix plus élevé du sexe réel et non simulé.
Et si l’on veut parler de la jouissance de l’argent, la voilà : Barnett a vendu en un rien des temps les quelques appartements surplombant le Hyatt pour un milliard et demi de dollars, celui étant situé au tout dernier étage et qui, certains jours, se situe au-dessus des nuages, pour la somme de 90 millions de dollars.
Ne cherchez pas le nom de son propriétaire parmi les stars d’Hollywood ou les grands capitaines d’entreprises. D’ailleurs, vous n’avez aucune chance de le croiser, tout comme les autres habitants de cet immeuble. Ce sont des fantômes. Car cet immeuble, comme les dizaines en construction qui bouleversent totalement la physionomie de Manhattan, ne sera que très peu habité. C’est, dans la majorité des cas, une adresse, un pied-à-terre, un investissement, pour des gens qui n’y mettront les pieds que quelques jours par an, voir jamais. Une grande tendance à New York, puisque par exemple, les grands immeubles de la 42ème rue ne sont en moyenne habités que deux mois par an.
Les colosses de la finance aux command
Mais il y a pire encore. En Août dernier, la ville a donné la permission à Extell, pour l’un de ses complexes situés sur l’Upper West Side – mon quartier – de créer une entrée séparée pour les résidents qui paient leurs loyers selon les anciennes normes.
Puisque comme souvent, des associations se créent pour éviter l’expulsion par tous les moyens des locataires anciens qui paient des loyers décents lorsqu’un promoteur rachète un immeuble pour en faire un ensemble de luxe, il faut bien pouvoir vendre ce luxe à des gens qui ne veulent surtout pas fréquenter cette population aussi indésirable que les rats le sont dans le métro.
La riposte des promoteurs ne s’est pas faite attendre. C’est ce que l’on appelle la «porte des pauvres ». Elles se multiplient dans la ville. On voit donc, de plus en plus souvent, une entrée sur le côté de l’immeuble, qui conduit directement aux escaliers ou à l’ascenseur par un couloir, tandis que l’entrée principale, elle, permet de profiter des avantages du portier, du hall d’entrée, de la salle de sports et l’on en passe.
Le milliardaire Donald Trump – le type à la moumoute rousse qui rêve de devenir président et érige à travers le pays des immeubles aussi clinquants que possibles, entièrement dorés – qui pilote lui aussi ce vaste remodelage de New York, a répondu aux critiques de cette pratique que ce est politiquement correct, il s’en moque.
Un marché locatif saigné à blanc
Que ses habitants ne parviennent plus à vivre ensemble et se ségréguent eux-mêmes, les uns dans leurs ghettos d’infortune et les autres dans leurs tours vertigineuses, que la politique y soit un désastre à tous les étages, et que, bien entendu, tout cela lacère un tissu social dans l’indifférence générale des promoteurs, des startups, des banques et des politiciens qui redessinent la ville à toute vitesse, ne préoccupent après tout « que » les trois quarts des habitants de la « capitale du monde » comme elle aime à se proclamer. Les autres ? Ils sont déjà en route pour un New York Abu Dhabien ou quatariote.
Et les gigantesques transferts d’argent ne manquent pas à l’appel. Ainsi, un rapport de la National Association of Realtors, publié en Juillet 2014, indiquait que la Chine était devenue la plus importante source de transactions immobilières étrangères sur la base du dollar. Selon Jones Lang LaSalle, la valeur des propriétés commerciales achetées par les Chinois était de 5,4 milliards de dollars au second semestre de l’année. Ce chiffre est considéré doubler pour atteindre un peu plus de 10 milliards de dollars en fin d’année. Que croyez-vous donc que fit l’Administration Obama ? Une nouvelle règle de visa pour les étudiants chinois et les touristes facilite depuis cette année pour les Chinois d’investir dans l’immobilier américain.
Le 17 octobre dernier, Forbes constatait que « le point de vue dominant est que la plupart des acheteurs sont internationaux. Beaucoup à l’extrémité supérieure sont d’Amérique du Sud, de Chine et d’Europe de l’Est (…). Dans Manhattan, leurs achats sont généralement confinés aux condominiums, qui compte pour environ 30 pour cent du marché et ont des exigences plus laxistes pour la divulgation d’informations financières. »
D’où qu’ils viennent, la majorité des acheteurs internationaux et américains regardent New York comme un investissement immobilier et visent dans la gamme de 2 millions à 4 millions de dollars. Doublement garantie en dix ans voir moins.
New York arrive ainsi en seconde position des villes les plus convoitées après Londres et devant San Francisco, Houston puis Los Angeles.
Le résultat ? Un marché locatif exsangue et dont le parc est une catalogue d’horreurs, d’insalubrité, de clauses abusives et bien sûr, de loyer dont l’augmentation est nette : un locataire new yorkais consacrait 24 pour cent de son salaire à la location de son logement en l’an 2000. Cette part s’établit aujourd’hui de 40 à 50 pour cent, mais attention, il faut pour cela être un véritable joueur de poker ou bien cohabiter avec d’autres locataires. Car la norme très répandue veut que l’aspirant locataire gagne au minimum 40 fois le montant du loyer mensuel en salaire et son credit score – un rapport que l’agent achète auprès de bureaux qui tiennent l’historique de tous les avoirs, dettes ou mouvements du candidat – doit être supérieur à un certain nombre.
A Harlem, les loyers ont bondit de 23,6% entre Novembre 2013 et Novembre 2014. Le prix moyen d’un 2 pièces à Manhattan est de 5 827 dollars. Tandis que les habitations de luxe envahissent le sud de ce quartier traditionnel et en chasse le commun des mortels, la population est repoussée toujours plus au Nord. A Brooklyn, dans le New Jersey à portée de métro et dans le Queens, des investissements colossaux et hors de prix provoquent le même reflux. Refuge des babas-cool et artistes ou étudiants fauchés du milieu des années 2000, la petite ville de Williamsburg, correctement reliée à Manhattan, voit ses bars et ses échoppes fermer, les lofts luxueux chassant les réfugiés de la spéculation, ceux-ci trouvant un abris là où les problèmes sanitaires, scolaires, de violence ou d’équipements ont des décennies de retard.
Faites donc le trajet en bus de l’aéroport de La Guardia à Manhattan et constatez par vous-mêmes les étendues de bidonvilles, jusqu’à ce que vous descendiez à la station de métro de la 125ème, haut lieu de tous les trafics.
Faire reculer la misère… loin de la ville
On ne va pas vous faire ici un long chapitre sur les Noirs, qui méritent à eux-seuls un autre billet, évidemment. Mais leur exaspération est désormais palpable jusqu’au cœur de Manhattan, et croire qu’il ne s’agit que d’une réaction aux bourdes plus ou moins catastrophiques de la police, c’est regarder par le petit bout de la lorgnette. Car on peut voir à leurs côtés des hordes de jeunes paumés à la peau bien blanche, des citoyens modèles qui n’en peuvent plus du système de taxation de la ville, des employés des boutiques de vêtements payés à 7 dollar de l’heure et sans aucun avantage, pas même l’assurance santé, alors qu’Internet détruit une myriade de commerces de proximité, des étudiants qui n’ont aucun espoir de payer leurs prêts bancaires avant d’avoir atteint le milieu de leurs carrières.
Ce qui ne va plus, en réalité, c’est que deux millions de New Yorkais ne poursuivent qu’une seule quête, être les rois du monde dans lequel ils vivent et évacuer le plus loin possible tout ce qui ressemble de près ou de loin à la misère, au nom du bon vieux proverbe américain « Misery loves company » – la misère attire la misère. En Janvier 2013, il y a tout juste un an, le New York Times établissait le prix moyen d’un appartement à New York à 3 973 dollars en location et à 1,46 millions de dollars à l’achat.
Mais ces chiffres, tous ces chiffres, ne disent rien de la réalité au jour le jour. 3 973 dollars ? Soit. Mais s’il vous faut une chambre, ne comptez pas sortir des quartiers de l’East Village, de Chinatown, au sud, et attendez-vous à devoir vous exiler tout au Nord de Manhattan, Spanish Harlem à l’Est, haut de Harlem et Washington Heights à l’Ouest. Bref, vivez avec les étudiants criblés de dettes, les Chinois, les Hispaniques, les Portoricains ou les Noirs. Dans le cas de Spanish Harlem, de Washington Heights ou des hauts de Harlem, comptez avec un manque chronique de sécurité et de salubrité. Chinatown ? On s’y dirige de plus en plus, mais le confort y est dérisoire. L’East Village ? Son délabrement progressif révèle sa vraie nature puisque tandis que pas un jour ne se passe sans que l’un de ses hauts lieux typiques ne disparaissent, les fondations des futurs colosses immobiliers apparaissent.
La fête est finie
Tout cela va si vite que ça semble invraisemblable.
Il y a dix ans encore, l’East Village était le quartier décalé des étudiants, des artistes et des gens un peu bizarres. Bientôt, ce sera l’un des joyaux de la ville, au sens propre. Chelsea était ce quartier central de Manhattan où les folles s’égayaient chaque soir, ou l’on pouvait marcher dans la rue sans se bousculer, ou un studio était accessible aux alentours de 1500 dollars. Aujourd’hui, la plupart des établissements arc-en-ciel ont migré vers ce qui fut un temps l’infâme quartier d’Hell’s Kitchen, pour y bâtir une machine à fric colossale, une sorte de zoo gay pour touristes attardés, qui se pressent dans des bars ridicules pour y voir la jeunesse locale et dorée s’enivrer d’alcools et de stupéfiants. Et si le zoo ne vous tente pas, Hell’s Kitchen offre désormais tout au long de ses avenues des restaurants collés les uns aux autres et qui emploient à quelques dollars de l’heure une foule de jeunes femmes ne lésinant devant aucun effort pour attirer le chaland. Chelsea, quand à elle, ronronne désormais avec une population quasiment constituée de quadras fortunés ou surtout de familles, qui louent un studio pour 3500 dollars – la fenêtre est rarement garantie avec vue – mais plus souvent des appartements à 10 000 dollars par mois, quand elles n’investissent pas dans les nouvelles constructions qui surgissent chaque mois de terre et atteignent allègrement les 10 millions de dollars au bas mot.
Rien que pour l’année 2014, le paysage new yorkais a si profondément changé que 2015 fait déjà peur à voir. En plein milieu de la ville – Midtown East – s’élève à toute vitesse un ensemble de 3,8 millions de mètres carrés qui abriteront aux trois quart des bureaux déjà en négociation par les startups qui souhaitent créer la Silicon Valley de New York. Une gigantesque muraille qui détache le Sud du Nord, détruit les magnifiques perspectives d’hier, assombrissent les rues.
Une partouze politico-financièreAlors non, décidément, lorsque M. Kyle Smith mouche les impétrants qui ont l’audace de vouloir vivre dans une ville dont l’essence même, selon lui, est bel et bien un produit de luxe, et qu’il invoque l’absence de droit constitutionnel de vivre où l’on veut, la coupe est pleine.
Et parce que New York s’offre à corps perdu à cette partouze politico-financière qui ne recule plus devant aucun sévices pour assouvir ce besoin de jouissance, il n’est plus possible d’aimer New York.
C’est la trahison même de ce qui fut une bohème, à la fois dangereuse et follement créative, de ces aberrations dont raffolaient les New Yorkais de souche, et qui pissait de la culture, de la bonne musique, de l’émotion à brute sur tous les poteaux de la ville, quand Central Park n’était pas l’enfer qu’il est devenu, désormais livré à des hordes de city-bikes, des criminels en goguette issu du même modèle que celui du vélib, qui rendent de nombreux endroits désormais impraticables.
Oubliez New York, découvrez l’AmériqueDepuis trente années que j’explore l’Amérique, et que je ne la vois plus à travers ses vitrines mondialement connues mais aussi, dans le quotidien de ses petites bourgades ou de ses populations si diverses, je ne me sens plus concerné par les raccourcis, les stéréotypes et les fantasmes, toutes choses qui peuvent s’appliquer à n’importe quel pays que l’on ne connaît pas ou que l’on juge en fonction de ses préjugés.
J’ai choisi d’y vivre : cela me disqualifie, de toutes manières, aux yeux d’une partie des lecteurs, et quelques uns me font l’honneur et le plaisir inestimable d’accorder quelque crédit à mon ressenti et à mon expression, ce qui ne les contraint pas à adopter mes vues forcément subjectives.
Le plus agaçant – encore que je ne suis guère prompt à cette réaction – est que l’on trouve toujours un expert, un chercheur, un spécialiste, un politologue, un spécialiste en géopolitique, pour vous dire à votre place quelle est la réalité que vous vivez et l’histoire réelle selon eux dans laquelle vous vous inscrivez. C’est pour cela que j’ai, d’ailleurs, une tendresse particulière pour André Kaspi, qui à travers son travail est pour moi le plus érudit et le plus équilibré de tous les spécialistes français de l’Amérique.
New York est le pire de l’Amérique, et ils aiment çaCes points étant posés – voyez comme j’avance avec prudence – je peux maintenant dégainer. Avouez que vous vous y attendiez, et fournir comme à mon habitude matière à sarcasmes, insultes ou compliments, quoi que je préfère largement les commentaires, cette manière d’avancer ensemble dans la pensée.
Autant le dire tout net : je n’aime pas New York.
Ou plutôt, je n’aime plus New York.
J’y vis actuellement, comme je l’ai fait à plusieurs reprises dans le passé au gré de mes pérégrinations et nécessités.
J’avais moi-aussi succombé au magnétisme de cette ville il y a longtemps, c’était durant l’été 1997, j’habitais alors un dortoir sur l’Upper West Side pour 11 dollars la nuit, un quartier que je n’ai pas reconnu en y revenant cette année pour m’y installer. Les boutiques de luxe tapissent Columbus Avenue, les épiceries asiatiques font des chiffres d’affaires colossaux en vendant le moindre paquet de pain à des prix prohibitifs.
Mais il ne se passe pas une semaine sans qu’un Français ou une Française que je croise, touriste le plus souvent, ou des amis d’ailleurs, ne me livrent leur excitation et leur fascination pour cette ville qui, disent-ils tous en chœur, « n’est – bien sûr – pas l’Amérique ». Cela ne cesse de m’étonner. C’est l’une de ces manières de dire pour les uns, que c’est une belle ville, que l’on s’y amuse, qu’il y a tant de choses à voir, pour les autres, que les gens sont sympas, que c’est hyper dynamique, ou encore, que tout y semble possible et surtout, d’y devenir riche.
Je peux dire à mon tour, lorsque je viens à Paris visiter les miens ou travailler, que Paris, ce n’est pas la France. Qu’est-ce à dire ? Selon mon humeur, que c’est beaucoup plus vivant que la Province ? Beaucoup plus sale que celle-ci ? Que les gens qui y vivent et que la manière dont y s’y déplace ou l’on s’y comporte n’a rien à voir avec le reste de la France ? Non. Cela ne me viendrait même pas à l’esprit. Je trouve que c’est la France, comme le reste de la France est la France, et que j’en aime certains aspects, d’autres pas.
Bataille perdue pour une Ville de Zombie et de MilliardairesAlors, cette fascination pour New York ? Je l’ai perdue et je ne m’en n’étais pas aperçu avant d’y revenir de plusieurs années passées dans l’Illinois, une Amérique dont certains diraient qu’elle est évidemment plus « profonde », forcément moins tolérante, bien plus dangereuse, nettement moins lumineuse. Et que j’ai adoré.
Il y a, en réalité, cinq principales catégories de gens qui adorent New York. Les natifs de New York, tout d’abord. Ceux qui le clament toujours avec cet éclat dans les yeux qui semble signifier qu’ils sont le peuple élu. Pour ceux-là, il fait toujours froid à Chicago, la côte Ouest est d’une nonchalance méprisable, le Sud est gentil et raciste mais il se rattrape avec le Blues, le reste des grandes métropoles du pays n’arrive même pas à la cheville de Manhattan.
Ensuite, il y a ceux qui, venus des quatre coins du pays ou de l’étranger, s’accrochent à cette ville comme un crustacé à une roche poisseuse. Comme les natifs de Gotham, ils n’ont jamais une minute à eux. Ils travaillent sans s’arrêter, sortent du travail pour dépenser ce qu’ils n’ont pas sur leur compte en banque – la salle de gym au coin de ma rue coûte 400 dollars par mois et on s’y agglutine, tout comme dans des bars où toute conversation et tout mouvement sont impossibles du fait de la densité proprement surhumaine, sans compter avec le prix du gobelet en plastic où l’on vous sert si souvent un mauvais alcool.
Tous désespèrent de trouver l’âme sœur mais tous s’évanouissent au cœur de la nuit ou au petit matin et vous reconnaissent rarement s’ils vous croisent un jour prochain, si ce n’est parfois pour exhiber un léger sourire signifiant « tiens, celui-ci ou celle-là je l’ai déjà eu ». On n’exagère ? A peine. 80 pour cent de célibataires, ça vous parle ?
Il y a évidemment les touristes. Ils opèrent souvent en bande, comme dans n’importe quel pays. D’autres arpentent la ville en solitaire, en quête de sensations. Rien à en dire, ne sommes-nous pas tous des touristes de toutes façons ?
Et puis il y a les gens d’argent. Jeunes ou vieux, visibles ou invisibles, brillants ou héritiers, ils ont toutes les raisons du monde de clamer leur amour pour New York. Certains ont quelque chose en commun avec les vieux pauvres. Ils voient la ville à travers la liberté qu’elle leur procure. New York est une ville pour les âmes errantes ou pour les âmes conquérantes. Il ne lui manque toutefois qu’un monument tel que celui dont la devise me frappa si fort un matin d’août, en 2000 je crois, au bas de l’avenue de la Grande-Armée – c’est qu’elle tombait tant à propos que j’en ai encore le sentiment d’une apparition : « Ne pas subir ».
Ne pas subir. Le Graal pour tout habitant de New York, accessible à quelques uns, ô combien puissants, qui dominent une multitude humaine qui elle, n’en finit plus de subir au nom d’une quête désespérée.
Vous n’avez aucun droit
Non, je n’aime plus New York.
Notre histoire est finie, épuisée, trahie.
Nous nous regardons en chiens de faïence.
Elle me fait me sentir étranger et se navre de ma dissidence. Je la regarde s’agiter, se jalouser, se contempler, écraser de son désir insatiable l’amour qu’on lui vouait et qui ne lui suffit plus. Comme ces amants trop jeunes qui un jour vous méprisent d’être ce qu’ils ont aimé. Ils s’enivrent de ceux qui les convoitent sans les voir, et soupirent avec arrogance de votre défaite.
Lorsque nous nous sommes séparés, mon premier grand amour et moi – elle avait 40 ans de plus que moi – me dit que nous avions été deux solitudes faisant un bout de chemin ensemble, et que ça n’était pas si mal. J’ai grandit depuis, j’ai vieilli, et j’ai appris que cela est vrai, fondamentalement. New York vit sa vie et moi la mienne. Tous deux dans un monde qui disparaît de manière obscène. Et pour tout dire, si je cède aux impératifs du travail, j’ai hâte de rejoindre un nouveau havre de paix, loin de cette capitale du monde en perdition où l’abominable est la banalité du quotidien.
Que d’autres viennent y rêver à ma place. Mais à condition d’en avoir les moyens car n’oubliez pas : cette ville est un luxe, un privilège, vous n’y avez aucun autre droit que celui de contribuer à sa décadence en vous évertuant à la trouver magique.