Lisa était entrée dans la police par nécessité. La fibre et la vocation ne l’avaient jamais habitée. Pourtant elle descendait d’une longue lignée de policiers. Un de ses ancêtres avait débarqué à Staten Island à la fin du XIX° siècle. Il avait trouvé une place au sein de la police new-yorkaise grâce à un cousin irlandais, puis son grand-père et son père avaient suivi la même voie. Un chemin qu’elle n’avait jamais envisagé. Non, à partir l’âge de neuf ans, son rêve avait été la musique, depuis le jour où sa mère l’avait inscrite à des cours de piano.
Pendant une dizaine d’années, elle avait continué l’apprentissage de cet instrument, puis avait suivi des leçons de chant, tout en poursuivant ses études et en jouant tous les dimanches sur l’harmonium de l’église.
À vingt ans, elle avait postulé pour la prestigieuse Julliard School, une école privée du spectacle située au cœur de New York, dont la réputation dépassait les frontières des États-Unis. Elle avait été prise après une audition et ce fût le plus beau jour de sa vie. Malheureusement, dans la semaine suivante arriva le plus terrible jour de sa vie.
Une petite frappe, défoncée au crack, avait poignardé à mort son père, un policier passionné, alors que celui-ci venait de l’arrêter après un sordide braquage. Ce drogué avait mis fin à sa carrière de musicienne et de chanteuse. Fille unique, elle s’était retrouvée avec sa mère qui n’avait jamais travaillé, à devoir assumer le prêt de la maison, les cotisations d’assurance-maladie et tout le reste.
L’argent demeurait toujours le nerf de New York et de tous les Américains. Sans lui, la vie vous rejetait sans ménagement. Sans lui, les portes de la Julliard School s’étaient définitivement fermées devant elle. Son père l’avait toujours encouragée dans cette voie et l’avait poussée dans son ambition d’entrer dans le monde de la musique. Il avait économisé pour lui payer ses études, mais du jour au lendemain, la vie de Lisa s’était écroulée. Elle avait dû trouver un emploi pour manger.
Heureusement, des amis de son père avaient réussi à la faire entrer dans la police. Ce n’était pas très glorieux, mais elle n’avait pas refusé cette aide.
Elle avait commencé au bas de l’échelle, à la circulation, puis, petit à petit, elle était montée en grade par concours, revancharde face à la vie, pour arriver au grade de Lieutenant.
Au début, son métier demeurait pour elle purement alimentaire : terminer de payer la maison de sa mère, puis son loyer à elle. Mais au fil des ans, elle s’était laissée prendre à son travail pour devenir une vraie flic qui ne lâchait aucune de ses enquêtes. Dans son commissariat, ses supérieurs la considéraient comme la plus teigneuse.
Le plus dur restait de côtoyer la mort. Elle ne s’y était jamais habituée et ne s’y habituerait jamais. Les autres policiers regardaient la mort avec dédain, pas elle. Et chacun des cadavres qui avait jonché sa carrière continuait de l’accompagner dans sa vie de tous les jours. Pour l’instant sa santé mentale tenait, mais elle avait peur de sombrer dans l’alcoolisme comme de nombreux collègues.
Au fil des ans, sa passion de la musique s’était diluée pour devenir un vague souvenir. Elle avait définitivement tiré une croix sur ses ambitions artistiques. Parfois, elle éprouvait des regrets, d’avoir manqué sa vocation.
Elle s’était mariée avec un policier, mais encore une fois le travail avait brisé le couple. Les papiers du divorce n’avaient été qu’une pure formalité. Ils s’étaient séparés bons amis et se revoyaient de temps en temps. Depuis cinq ans, elle vivait seule dans un appartement de Chelsea qu’elle louait une petite fortune, mais elle ne voulait pas quitter Manhattan. Parfois un homme passait un jour ou deux dans son lit, guère plus. Ensuite, elle replongeait dans les enquêtes qui étaient devenues sa vie.
Et puis il y avait tout juste un an, pour son trente-troisième anniversaire, sa mère l’avait invitée dans un restaurant de Little Italy. À la fin du repas, elle s’était levée, lui avait pris la main pour l’entraîner devant un piano droit qui trônait dans un coin de la salle. Elle avait lancé un : joyeux anniversaire, il est à toi, c’est ton cadeau.
Lisa avait failli rire devant l’incongruité du présent, mais elle s’était retenue en voyant les larmes couler sur les joues de sa mère. Elle s’était assise devant le piano. Pendant un instant, l’idée de se lever, de quitter le restaurant l’avait effleurée, mais elle l’avait abandonnée car sa mère avait dû économiser dollar après dollar pendant toutes ces années pour lui offrir ce piano. Elle avait ravalé sa rage, soulevé le couvercle.