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New York – Douglas Kennedy (texte), Ben Lowy (PHOTOS) / GEO – Jeudi 24 mai 2018
On nous avait promis une journée dans une forêt enchantée ; un Elysée de verdure, de hautes ramures et de feuillages dorés. On nous avait fait miroiter des trésors enfouis – et, peut-être bien, la mise au jour de pointes de flèches façonnées par les anciens résidents indigènes, depuis longtemps disparus. On nous avait prévenus que nous allions bientôt pénétrer dans ce royaume perdu que l’on appelle l’ancien temps.
Mais pour atteindre ce pays magique, il nous faudrait prendre la ligne A.
Nous étions des petits citadins de downtown, inscrits dans une école élémentaire progressiste de l’East Village, à Manhattan. L’année : 1962. Le mois : octobre, pendant ces semaines cruciales où notre président (John Fitzgerald Kennedy) jouait au poker nucléaire avec les Soviets à cause de missiles braqués sur nous depuis l’île socialiste de Cuba, à soixante-dix kilomètres à peine des côtes américaines. Bien sûr, personne dans ma petite classe n’avait conscience de ce qui se passait – tout juste percevions-nous d’anxieuses conversations chuchotées entre nos parents, ou les murmures de nos maîtres d’école soupesant les risques de destruction mutuelle.
Voyage au bout du monde
Mais la vie devait bien continuer, et on nous promettait depuis des semaines une expédition vers l’extrémité septentrionale de notre île. Nous devions aller visiter un parc appelé Inwood, où les Américains natifs vivaient autrefois dans des tipis, et où ils chassaient leur gibier – et se protégeaient contre l’ennemi – avec des arcs et des flèches.
Vous vous rappelez, lorsque vous aviez 7 ans, combien une année paraissait interminable ? Et comme une sortie familiale en voiture déclenchait toujours une attaque d’ennui suffocant ponctué de «On arrive bientôt» ? Pour les enfants que nous étions, partir vers le nord depuis l’angle de la 11e Rue et de la 2e Avenue (où était située notre école) pour rallier la 207e Rue, tout en haut de l’Upper West Side, s’apparentait à endurer l’intégralité du Crépuscule des dieux de Wagner. Il fallait se rendre à pied de l’école à Astor Place, prendre la ligne 6 jusqu’à Grand Central Station, puis la navette vers l’ouest jusqu’au métro de la 8e Avenue, puis enfin, une fois à bord d’une rame de la ligne A, patienter encore trois quarts d’heure jusqu’au terminus.
«Mais on va au bout du monde !» s’était lamentée une de mes camarades de classe.
Elle n’avait pas tort : la ligne A est longue, très longue. Elle démarre à l’extrême limite nord de la ville et s’incurve dans la longueur de Manhattan telle une gigantesque colonne vertébrale souterraine avant de plonger sous l’East River. Ensuite, elle traverse le ventre mou de Brooklyn et fait surface quelque part dans le Queens, d’où elle file tout droit vers l’Océan. C’est donc un voyage qui vous emmène littéralement de la forêt à la mer – mais qui le fait dans le cadre hyperurbanisé d’un des plus importants foyers d’activité humaine de la planète.
Pour parler de manière plus évocatrice, cette ligne du métro de New York fut rendue mythique par un prodigieux standard de jazz – Take the «A» Train – enregistré pour la première fois en 1941 par le grand Duke Ellington et composé par son fidèle génie musical à demeure, Billy Strayhorn. Cet immense héros méconnu de la musique américaine fut arrangeur pour le big band du Duke et l’auteur de nombreux classiques d’Ellington. Son Take the «A» Train est non seulement un indémodable standard de jazz, mais aussi un hymne indissociable de New York, tant il exprime de manière emblématique le rythme swing et syncopé de la ville. En tant que piliers d’Harlem – le principal quartier afro-américain, à une époque où sévissait encore la ségrégation raciale –, Strayhorn et Ellington connaissaient tous deux le «A» Train, qui les ramenait chez eux depuis le monde blanc situé en deçà de la 110e Rue.
Pour un New-Yorkais de troisième génération comme moi, né et élevé sur l’île de Manhattan, la ligne A fait depuis toujours partie de la géographie intime. Depuis ce premier voyage interminable vers Inwood Park en 1962, elle demeure une constante dans mon quotidien new-yorkais.
Mais le New York de notre époque inquiète est une construction mentale entièrement différente de la ville de mon enfance. Et il m’apparaît clairement que, comme toute grande ligne de transports publics, la A est bien davantage qu’une immense canalisation urbaine divisant par le milieu une longue portion de ma ville ; c’est aussi un reflet souterrain de ses contradictions et complexités actuelles. Ainsi m’est venue cette idée : prendre une journée pour descendre sous terre et effectuer un relevé barométrique de la psyché du New York moderne. Je prendrais la ligne A d’un bout à l’autre, et j’en descendrais de loin en loin pour prendre le pouls de l’époque dans ma cité natale.
Au terminus de la 207e Rue, j’avise tout de suite un restaurant appelé The Capitol, qui semble tout droit sorti des années 1950 : un vrai vieux rade, décrépit, dont le nom s’étale au-dessus de la porte dans cette grasse calligraphie d’après-guerre qui rappelle les meubles Eames et la splendeur des néons de Broadway – avant que cette avenue ne se transforme en centre commercial. Là, les immeubles sont bas, résidentiels, et la langue prédominante est l’espagnol. Commerces locaux : un salon de manucure, une quincaillerie, deux ou trois bodegas. Pas un Starbucks à l’horizon, ni une de ces chaînes de pharmacies (Duane Read, CVS, Walgreens) qui se propagent pourtant comme des métastases dans le panorama new-yorkais… au point que l’on n’est jamais à plus d’une minute à pied de leurs maudites officines (un vrai saccage visuel).
New-York, une ville qui « arnaque tout le monde, sauf les riches »
Inwood – comme s’appelle ce quartier – a conservé son caractère. Hormis une échoppe de bagels, peu de signes de gentrification sont arrivés jusqu’ici. Le parc est aussi vaste et verdoyant que dans mes souvenirs de la fameuse sortie scolaire. Mais à présent, des décennies plus tard, habiter ce coin du nord de Manhattan autrefois ultra-isolé est devenu coûteux. Devant une agence immobilière, j’ouvre des yeux ronds en apprenant qu’un appartement de 120 mètres carrés avec vue sur le parc se vend désormais 730 000 dollars. Il fut un temps où Inwood coûtait une bouchée de pain – parce que c’était crasseux et qu’il fallait traverser des quartiers chauds pour y arriver. A l’époque, le métro était un lieu où l’on risquait des dommages corporels graves une fois la nuit tombée. Cela jusqu’au mandat municipal de Rudolph Giuliani : un homme politique doté d’un penchant certain pour le manichéisme et de certitudes jésuitiques, qui fit de New York la ville que nous connaissons actuellement, plus sûre, plus inoffensive, plus ouverte aux ultrariches, moins agressive. Ce qui eut pour effet de transformer des coins comme Inwood – autrefois considérés comme à peu près aussi accessibles que le Groenland – en lieux «intéressants», avec des prix à l’avenant.
«Ho, vieux, tu files un dollar ?»
Celui qui me parle est un Afro-Américain d’une soixantaine d’années, émacié, aux dents pourries, dont les vêtements ne semblent pas avoir été lavés depuis l’été (et nous sommes à la mi-octobre). A voir le matelas en mousse crasseux qu’il porte sur son dos, il doit dormir dehors.
Il est posté juste à l’entrée de la station. De mon côté, je m’escrime avec ma carte de métro, mais le tourniquet, bloqué pour je ne sais quelle raison, me refuse le passage. Le SDF, voyant cela, tire par la manche un agent d’entretien, un jeune Hispanique, environ 25 ans, en uniforme bleu réglementaire mais avec le regard azimuté d’un gros fumeur de joints.
«Hep, toi ! Ce type est en train de se faire entuber par la ville», dit le SDF en me montrant du doigt.
Le balayeur m’ouvre aussitôt le portillon de secours et me fait signe d’approcher. «Je voudrais pas que vous vous fassiez avoir par cette foutue ville. Même si elle arnaque tout le monde – sauf ces salauds de riches. Alors vous voyez, je me fous de savoir si vous payez le voyage ou non. Allez, passez. Par contre, faudrait donner quelques dollars à notre ami, là.»
Je glisse un billet de cinq au SDF.
«Ça va me payer le déjeuner ! lance-t-il en me donnant une tape dans le dos. Ça me botte, moi, vos conneries de Bon Samaritain.»
Tout le monde parle, à un volume considérable
Les reparties de ce genre n’ont rien de surprenant pour les natifs de New York tels que moi. Prenez le métro à Londres (comme je l’ai fait pendant vingt-trois ans) et vous remarquerez que le silence règne en maître. Les conversations sont chuchotées, les regards ne se croisent pas, et cette variété très anglaise de misanthropie qui consiste à fuir toute interaction avec autrui dans un lieu public est poussée à son maximum. Le métro de New York, en revanche, est un théâtre permanent – hautement vocal et interactif, parfois un peu extrême et avant-gardiste, voire à la limite de l’absurde. Et tout le monde parle. A un volume considérable.
Une fois en sous-sol, alors que je saute dans une rame, j’entends une voix tonner à l’autre bout de la voiture : «J’lui ai dit : la prochaine fois qu’il essaie ses trucs de pervers au pieu, je grave mes initiales dans sa queue.»
C’est une femme très blonde en pantalon moulant de cuir blanc et veste en cuir blanc assortie, juchée sur d’impressionnants talons aiguille. Elle mâche du chewing-gum avec une régularité de métronome et parle dans un iPhone blanc.
«Pourquoi je suis fumasse ? C’est toi qui me poses la question ? Tu vois pas pourquoi je te casse les couilles avec ça ? Mais parce que c’est toi qui m’as foutu ce gros naze dans les pattes. Je vais te dire, c’était comme me faire niquer par un doughnut à la crème.»
Le plus merveilleux, dans cette tirade, est que personne dans la voiture n’est le moins du monde incommodé par ces confessions intimes à forts décibels. La rame se met à rouler vers le sud… et je me retrouve assis face à un couple d’une trentaine d’années au look résolument non-branché : grosses lunettes, vêtements en fibres naturelles qui fleurent bon la communauté dans le Vermont, chaussettes dans sandales. La femme sort un vieux bocal de sa besace en toile. Il est empli d’un liquide violet foncé. Elle en dévisse le couvercle et le tend à son homme. «Crois-moi, la betterave et le sureau, ça te fait passer une IVU en moins de deux.» IVU, autrement dit une infection des voies urinaires. Est-elle elle-même en pleine crise de cystite, ou administre-t-elle ce breuvage de science-fiction violet vénéneux à son compagnon parce qu’il souffre le martyre chaque fois qu’il doit soulager sa vessie ? Ah, les grandes questions sans réponses de la ligne A…
Nous roulons toujours vers le sud. Je descends à la 168e Rue. Washington Heights. Un quartier toujours hautement latino. Résistant encore à l’influx de café latte et à la barbiche de hipster – même s’il est lui aussi devenu désirable en raison de son époustouflant capital architectural. Des blocs et des blocs de vénérables immeubles d’habitation, des rues où l’oeil n’est jamais arrêté par la laideur de tours modernes en verre et acier, une ambiance très village, communautaire, soudée. Un vrai barrio de Manhattan.
Repartons vers le sud. Un jeune monte à la 148e Rue. Mince comme un fil. La petite vingtaine. Peau cappuccino, étroit pantalon gris, chemise grise, pompes pointues en alligator gris, petit feutre gris sur la tête, énormes lunettes noires carrées de l’époque glam rock, imper en plastique transparent. De gros écouteurs plaqués sur les oreilles, il chante à tue-tête ; d’une voix fausse et sans pitié pour nos tympans. A côté de lui, deux ouvriers du bâtiment, apparemment : 28 ou 29 ans, en sweat-shirt, casquette de base-ball, petite bedaine de bière, chaussures de chantier à coque métallique.
«Elle arrête pas de me dire : fais-moi encore un gosse. Moi, je lui réponds : comment tu veux qu’on se paie une cinquième bouche à nourrir ? Purée, je fais déjà vingt heures sup par semaine, et on arrive à peine à joindre les deux bouts. Et elle, elle veut un gosse de plus ?»
Bienvenue à Trumpland – où la classe moyenne américaine, encore stable naguère, se voit forcée de se battre au quotidien pour rester à flot dans une société qui a peu à offrir en matière de filet de sécurité, et où le darwinisme social est l’éthique dominante.
Je descends à la 125e Rue. Il y a trente ans, montrer mon visage très blanc dans les rues de Harlem serait revenu à réclamer les ennuis. De fait, à peu près tout ce qui se trouvait au nord de la 110e Rue (excepté les alentours de l’université Columbia) était considéré comme une zone où l’on ne mettait pas les pieds, un terrain à haut risque. Mais aujourd’hui…
Aujourd’hui, voilà que je déambule sur l’artère principale de Harlem, consterné de voir cette voie de circulation légendaire envahie par les forces de l’uniformisation. Oui, l’Apollo Theatre, ce sanctuaire de la musique soul, conserve intacte sa magnificence. C’est toujours l’un des derniers grands music-halls à l’ancienne de la ville, un rappel de l’extravagance visuelle des années 1920. Et, oui, c’est aussi un des saints des saints de la musique populaire aux Etats-Unis. Mais juste à côté, un promoteur a installé une enseigne de la marque Banana Republic. En face, c’est un magasin Gap. Et une salle de sport. Et le Starbucks de rigueur, et les enseignes de pharmacies. Certes, on s’y sent en sécurité. Certes, ce n’est plus un ghetto, bien que l’horizon soit hérissé de hideuses cités HLM construites dans les années 1960 et 1970. Et certes, Harlem est en bonne voie de gentrification. Mais constater que les fades emblèmes du consumérisme moderne ont dépouillé la 125e rue de sa fantastique personnalité fait mal au coeur. L’une des grandes malédictions de l’uniformisation est que partout où elle passe, tout se ressemble.
La ligne A fonce ensuite vers le sud, sans arrêt de la 125e à la 59e Rue. Deux musiciens montent à bord juste au moment où nous démarrions, tous deux chargés de gros tambours africains. Ils s’installent dans un espace libre du wagon et annoncent qu’ils vont jouer un morceau venu du Sénégal. La vélocité du métro semble les aiguillonner, à voir le rythme effréné que prennent leurs rafales de percussions à l’approche de la station suivante. Puis, en faisant passer le chapeau, l’un d’eux déclare : «Quelques dollars chacun, et on pourra dîner ce soir. Si vous êtes fauchés, on aime bien les sourires aussi.»
Presque tout le monde leur tend un dollar ou deux, à part un vieux bonhomme qui se tourne vers le quêteur pour lui dire : «Vous voulez me rendre sourd ? Je déteste les tam-tams, bon sang.»
Le métro : un voyage à travers la ville… et les classes sociales
A la 59e Rue, deux costard-cravate montent dans le wagon. Propres sur eux, trapus, plus très jeunes, en tenues Brooks Brothers similaires : veste sans inspiration et pantalons assortis, chemise, cravate à rayure. L’uniforme de l’Amérique au bureau. «Je viens d’acheter à Brad ses premiers clubs de golf, dit l’un.
— Il a quoi, douze ans ?
— Onze ! Mais il faut le voir se servir d’un fer 5 !»
Des clubs de golf à onze ans. Ça sent la belle banlieue résidentielle, ça. Bien rangée, bien bourgeoise.
Arrêt suivant : 42e Rue. Du temps de mon adolescence, l’intersection 8e Avenue-42e Rue était l’épicentre du New York sordide. Des cinémas pornos pour les deux sexes. Des prostituées à tous les coins de rue. Des junkies. Les perdus et les égarés. Des types qui n’auraient pas hésité à piquer son sac à un naïf tout juste descendu du bus à la gare routière de Port Authority – encore un endroit labellisé à l’époque «vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir».
Ah oui, 42e Rue et 8e Avenue, dans ma jeunesse, c’était assez picaresque. Et l’endroit fut la cible d’un sérieux nettoyage à la Giuliani dans les années 1990. La 42e Rue, c’était Sin City, la Ville du Péché – avec des cinémas ouverts toute la nuit où la pipe ne coûtait pas cher au balcon (on voit ça dans le film Macadam Cowboy). A présent, la ville est ce qu’on appelle dans le jargon du marketing une «destination familiale», avec comédies musicales de Disney, antenne du musée de cire Madame Tussaud, boutiques où l’on vend des Nike et des casquettes de base-ball, chaînes de restaurants, que sais-je encore.
Si cela me manque, les putes, les sex-shops, le fait de marcher sur des seringues hypodermiques abandonnées par un toxico se shootant à l’héro au coin de la rue ? Pas du tout. Mais l’insipidité de la 42e Rue aujourd’hui symbolise à elle seule une ville qui fut un jour abordable, crasseuse, dangereuse mais aussi interlope et pleine de vie. La ville sale et malfamée de Lou Reed, de Patti Smith, du Taxi Driver de Scorsese… ces mean streets ont été largement châtrées par l’asepsie du capitalisme moderne. Et New York y a perdu son âme ténébreuse.
Poursuivons vers la 4e Rue Ouest. Le coeur de Greenwich Village. Un lieu où les clubs de folk ont en grande partie créé ce quartier jadis bohème – ainsi que ses célèbres petits cafés où, au début des années 1970, un jeune moi adolescent allait siroter un expresso (denrée difficile à dénicher à l’époque) dans un café italien de MacDougal Street en s’imaginant à Rome (ma vraie rencontre avec cette ville serait pour plus tard). Bob Dylan écrivit une chanson intitulée Positively 4th Street alors qu’il faisait ses débuts dans des clubs des environs. Du passé, il reste un vestige – le Blue Note – et un autre bar de jazz non loin, The Zinc. Le Village n’est plus bohème. Il est devenu élégant, recherché, absurdement hors de prix –, mais c’est toujours une des entités architecturales les mieux préservées de la ville. A condition de pouvoir acquitter le prix d’entrée.
Mon escale suivante sur la ligne A est Fulton Street. Manhattan devient très étroite à son extrémité basse. En se tournant vers la droite au sortir de la station, on voit se dresser de toute sa hauteur la Freedom Tower sur l’ancien site du World Trade Center – et l’on repense forcément au 11-Septembre, qui demeure un événement pivot dans l’histoire moderne et dont les ramifications continuent de redessiner la géopolitique mondiale. Alors qu’en prenant vers l’est, on se perd vite dans un dédale de petites rues pleines de boutiques de confection pour hommes où se fournissent les cadres moyens, de petites échoppes d’électronique coréennes, et de tailleurs. Ces commerces résolument ringards me charment – parce qu’ils me rappellent l’époque où tous les quartiers de New York abritaient des petits magasins comme ceux-là… dont la plupart ont été chassés par l’inflation des loyers.
Retour au métro : la ligne passe ensuite sous le fleuve. Nous quittons Manhattan. Et ressortons dans Brooklyn. Un borough cher à mon coeur – mes deux parents y étant nés, dans des quartiers populaires – où je me rendais un week-end sur deux pour aller voir mon grand-oncle et ma grand-tante maternels allemands. Ils étaient juifs, comme ma mère, et avaient fui l’Allemagne en 1938, juste après la Nuit de cristal. Ils furent mon premier lien avec ce que nous, les Américains, appelons «le Vieux Monde», d’autant plus qu’ils parlaient allemand entre eux et que leur appartement de Flatbush nous ramenait directement au XIXe siècle.
Brooklyn aujourd’hui, sur la ligne A :
High Street : la sortie pour Brooklyn Heights. Vastes maisons de ville, un parfum du vieux New York d’Edith Wharton, toujours vaillant et préservé avec amour (même si, évidemment, la haute société de ses romans n’aurait jamais envisagé de s’établir à Brooklyn), des perspectives splendides sur Manhattan. Brooklyn Heights fut à une époque un haut lieu de la vie de bohème. Les écrivains qui y élurent domicile avaient pour nom Henry Miller, Hart Crane, Truman Capote, Paul Bowles, Norman Mailer, W. H. Auden. A présent, l’endroit appartient aux banquiers de Wall Street qui ont les moyens de débourser des millions pour une vue sur le fleuve.
Quelques minutes de plus sur la ligne, et nous voilà à l’intersection des avenues Kingston et Throop, en bordure d’un quartier appelé Bedford-Stuyvesant. Ou, dans l’idiome local : Bed-Stuy. Dans les premières années de notre nouveau siècle, c’était encore le plus dur des ghettos. Violence des gangs, violence du trafic de drogue : le risque de finir violemment amoché était élevé. Désormais, alors que le reste de Brooklyn est financièrement hors de portée des jeunes artistes qui y affluaient encore il y a vingt ans à cause des loyers bas et de l’ambiance BoHo, Bed-Stuy est soudain à la mode. Un ami écrivain qui vit par là-bas depuis cinq ans me disait récemment : «Le jour où Bed-Stuy sera trop cher pour les artistes, on saura que la ville aura changé au point de ne plus être reconnaissable.»
Jésus est partout, même sur la ligne A
Après Grant Avenue, la ligne A commence à monter. Et tout à coup, on se retrouve en plein air. Dans le borough du Queens. Face à Ozone Park : une banlieue intérieure peuplée d’immigrants, appréciée après guerre par les familles de la classe ouvrière italienne. Maintenant, ce sont de vastes communautés latino-américaines, asiatiques et antillaises qui y sont installées. C’est encore un monde de rangées de maisons mitoyennes proprettes, d’entrepôts et d’églises catholiques sérieuses, imprégné d’une solide identité col-bleu. Un peu plus loin sur la ligne, c’est Aqueduct. Mon grand-père maternel, un joaillier du Diamond District à Manhattan, y allait «à la piste» – c’est-à-dire, en jargon new-yorkais, qu’il allait jouer aux courses. Aqueduct a toujours été l’endroit où parier sur les chevaux et voir son champion arriver bon dernier. L’hippodrome est toujours là. Mais à côté se dresse un gigantesque «casino multiplex» aux couleurs criardes – qui vante ses 4 000 machines à sous.
Un homme monte à Howard Beach, coiffé d’une casquette «Jésus est votre ami» et porteur d’une grosse boîte en plastique remplie de chocolats. «Je voudrais juste 25 cents de chacun de vous pour pouvoir manger aujourd’hui. Achetez-moi des chocolats… s’il vous plaît.»
C’est la cinquième fois du voyage que quelqu’un mendie parce qu’il a faim. Ainsi va le monde, pas seulement à New York, mais dans toutes les grandes villes d’aujourd’hui. Nous sommes presque revenus au XIXe siècle en ce qui concerne le fossé entre les nantis et les indigents.
Je lui tends un dollar.
«Soyez béni, monsieur, me dit-il. Et n’oubliez pas : Jésus est toujours là pour vous.
— Même sur la ligne A ?»
Il sourit. «Toujours, sur la ligne A.»
Avant la fermeture des portes à Howard Beach, je flaire des effluves salins dans l’air urbain. Quelques minutes plus tard, nous traversons un viaduc, au-dessus de remous bouillonnants : l’eau de l’Atlantique, houleuse et agitée à l’approche de l’aéroport Kennedy. Très vite, on se sent quasiment en mer. Nous passons devant des maisons sur pilotis, battues par les éléments, et de petits voiliers caracolant sur les vagues. L’espace d’un instant, je pourrais jurer me trouver dans un port de pêche du Maine et non dans un recoin de la ville de New York. Plus on avance vers l’est, plus la mer affirme son emprise sur le paysage. Nous voici à Rockaway – une zone toujours largement ouvrière, où les habituelles erreurs architecturales brutalistes des années 1970 se mêlent à des villas que l’on s’attendrait plutôt à voir sur les plages proches de Boston. Pourtant, là aussi il y a la plage. D’ailleurs, tous les derniers arrêts de la ligne A ont le mot beach dans leur nom.
Je saute du wagon à Beach 44. En sortant de la gare, je descends quelques marches et un petit chemin me mène directement sur une longue étendue de sable. Le ciel est maussade, indécis. La mer moutonne. J’ai la plage pour moi seul. Le décor idéal pour une promenade à pied. Bien sûr, New York est réputé pour ses plages urbaines : Riis Park, Jones Beach, Coney Island. Mais là, à Rockaway, j’ai vraiment l’impression de me trouver tout au bord du Nouveau Monde, les yeux plongés dans le grand au-delà de l’Atlantique. Et je me rends compte que cette balade sur la ligne A m’a fatalement poussé à de longues interrogations sur les identités toujours changeantes de New York ; qu’une grande ville est une construction flexible, en réinvention perpétuelle, pour le meilleur et pour le pire.
Une pluie légère se met à tomber. Je repars vers le métro. J’attends la rame pendant dix minutes. Elle est pratiquement vide. Encore deux arrêts en bord de plage, et nous atteignons Far Rockaway. Le métro s’arrête dans un ultime hoquet. Les portes s’ouvrent. Je descends. Je gagne la rue. Far Rockaway est gris, morne, dur, authentique. Et c’est le bout de la ligne.