Le pont de Brooklyn résume l’esprit new-yorkais
LES PONTS (1/5) – Traverser à pied le pont de Brooklyn est un incontournable lors de la visite de la ville américaine
« Quand des amis ou des proches viennent de France pour la première fois à New York, je les amène toujours ici. Le pont de Brooklyn est pour moi, avec Central Park et la statue de la Liberté, l’un des trois lieux qui symbolisent le mieux la ville », explique Sophie, une Française fonctionnaire de l’ONU.
Installée de longue date à New York, elle-même ne se lasse pas de ces visites. Pour la vue, pour la balade… et aussi, il faut bien l’avouer, pour la petite bicoque qui vend d’excellents « lobster roll » – les petits pains au homard qui font fureur à Big Apple.
Un pont sur plusieurs niveaux
Avant chaque visite, Sophie prend soin de mettre en garde ses compagnons d’échappée : même au-dessus de l’East River, des règles s’imposent. Interdit, par exemple, de se ruer d’un bord à l’autre de la partie piétonne pour prendre la photo du siècle.
« Le pont est construit sur plusieurs niveaux, donc on échappe aux voitures, précise-t-elle. Mais la partie centrale et surélevée, plutôt étroite d’ailleurs, n’est pas réservée aux seuls piétons. Elle est également ouverte aux vélos. Et les cyclistes vont vite ! »
Des éléphants pour la solidité
Selon les données de la municipalité, plus de 120 000 véhicules, 4 000 piétons et 3 100 cyclistes traversent chaque jour le pont de Brooklyn. Et il en va ainsi, ou presque, depuis 130 ans.
Le 24 mai 1883, jour de son inauguration, 250 000 personnes ont marché sur l’eau, disent les historiens. Un an plus tard, très précisément le 17 mai 1884, la vigilance était encore plus de mise : Phineas Taylor Barnum, fondateur du cirque du même nom, faisait parader 21 éléphants pour démontrer la solidité de l’ouvrage…
Esprit pionnier et audace
Le pont résiste aujourd’hui aux pachydermes de la route. S’il a vieilli, il s’est bonifié, à l’image des grands crus : datés, ses deux piliers néogothiques et ses câbles, qui quadrillent le ciel souvent bleu de Manhattan, sont un rappel quotidien de l’esprit de pionnier et de l’audace de Gotham City. De l’audace, il en fallait pour entamer, en 1869, sur près de deux kilomètres la construction du premier pont suspendu en acier – et, alors, du plus long pont suspendu au monde.
Il était une fois en Amérique… un émigré, John Roebling, né en Allemagne en 1806. Après avoir bouclé des études d’ingénieur à Berlin, il part, à 25 ans, pour le Nouveau Monde. Pionnier, il y conçoit un système qui permettait aux ponts suspendus, structures plus légères, de résister aux lourdes charges et aux vents.
Une histoire familiale
Après avoir fait ses preuves au-dessus des chutes du Niagara, il reçoit le feu vert des élus de New York pour unir Manhattan à Brooklyn. Mais l’East River ne se laisse pas dompter : avant même le début des travaux, John Robeling se blesse au pied lors de mesures préalables et décède du tétanos.
Son fils, alors âgé de 32 ans, prend la relève. Ayant travaillé avec son père, Washington Roebling n’est pas un novice. Toutefois, la construction, qui vise à poser deux énormes pylônes de granit sur des caissons placés au fond de l’eau, est très complexe et se déroule dans des conditions terriblement difficiles. Il faut manipuler la dynamite, affronter la chaleur, et, surtout, la pression. Ingénieurs et travailleurs se muent en effet en plongeurs, travaillant jusqu’à plus de 30 mètres de profondeur.
Les dangers des profondeurs
Mais on ne maîtrisait pas alors le monde du silence. Faute de paliers lors de la remontée à la surface, les travaux firent de nombreuses victimes. Dont Washington, paralysé pour le reste de ses jours après un accident de décompression dès 1870. C’est depuis sa maison de Brooklyn, armé d’une longue-vue, qu’il surveillera les travaux, désormais pris en main par sa femme Emily.
Quand le pont fut inauguré en 1883, Washington, l’œil toujours rivé sur sa lunette, aura la satisfaction d’avoir accompli le rêve de son père, tel qu’il le formulait aux élus de New York : « L’ouvrage envisagé, s’il est construit selon mes plans, sera non seulement le plus grand pont existant, mais le plus grand ouvrage d’art de l’époque sur ce continent. Ses traits les plus marquants, les grandes tours, serviront de point de repère aux cités avoisinantes et pourront être considérés comme des monuments nationaux » (1).
Le paradis des coureurs
Depuis, le pont est une tour de Babel horizontale. On y parle à toute heure toutes les langues, comme à l’ONU voisine. Il y a des Européens, reconnaissables à leurs maillots de foot, des Français, qui déambulent guide à la main, des visiteurs venus de plus loin, dont on identifie mal la langue, et des Américains, bien sûr.
Lindsay passe, elle, le plus souvent en courant. Il faut un bout de temps à cette mère de famille anglaise pour arriver de son quartier de Brooklyn, mais elle fait toujours le chemin avec le plaisir. « Quand je parviens au milieu du pont, au sommet, et que je vois la vue sur Manhattan, j’ai toujours la même émotion, confie-t-elle. Quand j’ai des moments difficiles, car New York est parfois une ville dure, je viens ici, je recharge la batterie ! »
L’entrée majestueuse de Manhattan
Puis vient l’entrée sur Manhattan. Les deux pylônes de granit de style néogothique, surmontés chacun du drapeau américain, forment comme des portes d’entrée majestueuses souhaitant la bienvenue des deux côtés du pont.
Côté Manhattan, près de la mairie, un groupe de rappeurs attend souvent la foule sur un terre-plein central. « Est-ce que nous faisons ça pour l’argent ? », crie l’un d’entre eux. « Oui ! », clament ses compagnons. « Combien faut-il donner ? », reprend le premier. « Un dollar… pour les Noirs ! Cinq dollars… pour les Blancs ! Carte Bleue… pour les Chinois ! », répondent ses compères. La foule rigole, un sac circule, le son monte. Bienvenue à Manhattan. Le show peut commencer.
GILLES BIASSETTE, envoyé spécial à New York
(1) Cité par Hélène Trocmé dans la revue L’Histoire (n° 68, juin 1984)